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Analyse - Transitions sociales et crises protéiformes
Décembre 2021 | Sophie Tortolano, rencontrée par Xavier Briké

Disparaître pour exister, des adolescents à l’épreuve du confinement

Sophie Tortolano est psychologue et psychothérapeute dans le département enfants-adolescents-familles (Service de Santé mentale Louvain-la-Neuve, UCLouvain). Nous l’avons rencontrée pour aborder la réalité vécue par certains adolescents, déjà suivis dans un cadre thérapeutique ambulatoire, aux prises avec l’envie de disparaître du monde pour tenter d’exister.

 

Introduction

Il est, sans aucun doute, prématuré, d’écrire sur les effets psychiques de la crise sanitaire et du confinement qu’ila induits. A l’heure du récent déconfinement, les menaces d’une seconde vague planent et il semble difficile de mesurer les effets d’une crise à l’œuvre. Nos pratiques de clinicien·nes en service de santé mentale ont été bouleversées et subissent encore des remous certains. Nos identités professionnelles ainsi que notre sphère intime et familiale voient leurs frontières se brouiller, traversées, au même rythme que nos patient·es, par une réalité inédite obligeant à des adaptations rapides et multiples des modalités de la rencontre clinique.

Nous manquons, très certainement, du recul suffisant pour analyser en finesse les effets de cette période. Et pourtant, il y a urgence à dire, urgence à écrire, à partir de nos résonances de clinicien·ne en crise, sous l’angle limité du travail psychothérapeutique, l’exacerbation des précarités psychiques et sociales de nos patient·es et de leurs familles, de ceux et celles qui sont le plus au bord du monde contemporain globalisé, hyperconnecté et de son libéralisme débridé.

Ce texte « à chaud » souhaite donner à entendre, par touches impressionnistes, la réalité vécue par certain·es adolescent·es, déjà suivi·es dans un cadre thérapeutique ambulatoire, aux prises, durant le confinement, avec l’envie de disparaître du monde pour tenter d’exister.

 

De l’adolescence

L’adolescence est un processus fécond et transformateur condensant des dimensions corporelles, psychiques, familiales, sociales, transgénérationnelles, culturelles, groupales, etc.

C’est aussi un processus de liaison et de déliaison, de construction et de déconstruction, où il s’agit pour l’adolescent·e de trouver une nouvelle dialectique entre son monde interne et le monde externe, un nouveau contrat social et narcissique qui dépendra, sans s’y réduire, des dimensions précitées, ainsi que des aléas de l’enfance, et de la qualité « suffisamment bonne » de son environnement1.

Les adolescent·es sont, par essence, des capteurs de modernité, en écho avec la culture ambiante, et tout à la fois des contestataires, des opposants, des décrocheurs, pourrait-on dire.

Décrocher de ses appartenances familiales, transgénérationnelles, culturelles, décrocher de la course du temps, refuser l’avenir formaté selon les règles du capitalisme mondialisé pour trouver une aire de repos peut donc être un acte adolescentaire subjectivant et transformateur, si toutefois ce décrochage continue de permettre des reliaisons à soi et aux autres, nécessairement différentes de celles connues dans l’enfance, afin que le travail d’adolescence advienne, en prise avec le monde social et la culture.

Pour que ces décrochages gardent leur valeur subjectivante et transformatrice, ils doivent permettre au corps et au psychisme pubertaires de renégocier le rapport aux parents, aux pairs, aux structures sociales et à soi-même. Si l’adolescent·e se glisse dans la marge, dans les interstices, dans les zones laissées à l’abandon, c’est une façon parmi d’autres de questionner et de créer des zones intermédiaires, des possibilités de contacts différenciés entre le centre et la marge, si toutefois cela peut se dialectiser. C’est le travail que l’adolescent·e doit réaliser intrapsychiquement, familialement, et avec le monde. C’est donc un travail de liaison/déliaison qui nécessite une déconstruction qui, en elle-même, comporte une part de violence, mais pour reconstruire autrement.

 

Des adolescent·es dans la marge, décrochés

Il en va tout autrement pour les adolescent·es précarisés, à qui la marge est imposée et non pas choisie.

De tels décrochages peuvent littéralement clouer sur place ces adolescent·es qui ne sortent alors plus de chez eux, ou les assigner hors du contrat social, marginalisé·es en rue, ou encore les plonger dans l’errance d’une institution à l’autre, d’un lieu à l’autre. La question imposée aux intervenant·es est alors “comment les accrocher ? ”. Tout semble glisser, passivement, sur eux/elles, ou au contraire ils débranchent, activement, toute tentative de lien avec eux/elles, en écho sans doute à ce travail de liaison psychique qui ne parvient pas à se réaliser.

Nous le savons, notre condition première d’être humain est une condition de vulnérabilité, de grande dépendance, une bonne précarité. Nouveau-né, nous dépendons de la capacité de notre environnement à se montrer suffisamment bon, nous faisant ressentir de la sorte notre dignité d’être humain. L’autre m’a reconnu·e digne d’intérêt et de soin, progressivement il ou elle va me laisser éprouver mes propres capacités à agir sur le monde. C’est la base de la solidarité. Ce sont de bonnes dépendances, de celles qui nourrissent, qui permettent de prendre appui, de s’étayer et de se vivre en continuité d’existence sur des bases sécurisantes.

Cette vulnérabilité première constitutive, gage de l’élan vers l’autre, vers le monde, vers la vie authentique, va prendre une valence négative si elle s’est trouvée enrayée, traumatisée, effractée par des interactions relationnelles et/ou des événements de vie douloureux.

Le lien à l’autre va se charger de dépendances négatives pouvant entraîner une grande détresse, une rage, des sensations désétayantes, des sensations d’emprise, etc.

Ces dépendances négatives inscrites précocement, ou au fil d’événements douloureux, induisent une logique paradoxale au cœur du sujet, celle d’une appétence pour des liens réparateurs, et une incapacité à demander ainsi qu’à recevoir.

Les mauvaises dépendances créent un rapport de défiance vis-à-vis du monde et de ses représentants sociaux.

Avec la déferlante pulsionnelle et les réaménagements psychiques et relationnels imposés par l’adolescence, il n’est pas rare que les adolescents se vivent comme des nouveau-nés, mais cette fois avec un corps sexué capable d’agir les fantasmes inconscients et les héritages transgénérationnels, refusant la passivité, et craignant l’avenir, cherchant la bonne proximité en évitant le risque d’intrusion et/ou d’abandon.

Décrocher peut alors s’avérer être une solution, solution en forme d’impasse puisqu’elle externalise les conflits internes sans leur permettre de trouver de meilleurs aménagements défensifs.

Cette externalité peut, toutefois, permettre de trouver de nouveaux étayages, et une internalisation détoxifiée de sa charge délétère si les objets externes (les autres significatifs) jouent leur rôle différemment de ce qui a été connu précédemment.

Nos décrochés envoient des messages à la face du monde, le social peut alors agir comme méta-cadre, comme une bordure psychique, prenant soin de cette souffrance en errance, au cœur de ces adolescents hyper vigilants aux réponses et aux signaux du monde externe.

Il peut, à l’inverse, agir comme catalyseur de cette souffrance en les stigmatisant.

 

De certain·es adolescent·es confiné·es

Durant le confinement et encore à l’heure d’écrire ces lignes, notre cadre de travail s’est vu modifié : travail par visio-conférence, par téléphone, distanciation physique, port du masque, etc., atteignant, dans un premier temps, la relation thérapeutique, ainsi que le travail en équipe et en réseau, avant de les réaccorder aux conditions imposées par la crise sanitaire.

Aussi avons-nous gardé le lien avec nos patient·es et aménagé notre cadre pour permettre aux suivis de se poursuivre vaille que vaille, bricolant des moyens, aménageant les horaires.

L’ambiance teintée d’isolement, de distance obligée, de comptage quotidien de morts, d’incertitudes, de maladie, a engendré un climat rappelant, avec acuité, notre finitude.

À ce climat anxiogène, voire angoissant, se sont ajoutées les promesses d’une crise économique aussi grave que dans les années 1920, avec sa grande dépression.

Si des élans solidaires ont indéniablement émergé de la société civile, si des métiers peu valorisés ont soudainement pris une importance capitale, si une grande majorité de la population a déployé des compétences et des capacités pour traverser une situation inédite, si le rêve d’une société plus juste et plus solidaire a été affirmé, des inégalités existantes et des situations de précarité psychique et sociale se sont au contraire accentuées, entraînant des réactions oscillant entre désespoir et révolte.

Nos collègues et nous-mêmes avons été, particulièrement, frappés par la résurgence de la destructivité de certain·es adolescent·es, parfois pourtant suivi·es de longue date avec un certain succès quant à la diminution de leurs symptômes autodestructeurs.

Ces adolescent·es, racisé·es pour la plupart, vivant dans des conditions socio-économiques difficiles, dans des logements exigus, le plus souvent dans des familles monoparentales, semblent avoir vécu le confinement comme un huis-clos les expulsant du monde commun et de la possibilité de trouver des étayages sociaux pour donner quelques appuis à leur réalité interne en souffrance.

Deux figures principales de cette souffrance sont apparues, soulignant l’impossibilité pour ces jeunes de dialectiser le mouvement de liaison/déliaison nécessaire à la subjectivation adolescentaire. Confiné·es, assigné·es plus que jamais à leur vulnérabilité négative, ces adolescent·es se sont soit littéralement évaporé·es dans la passivité, s’effondrant dans une anesthésie dépressive, soit sont passé·es à l’acte envers eux-mêmes/elles-mêmes sous forme de tentatives de suicide ou d’attaques massives de leur corps.

Ils et elles ont retourné leur rage insurrectionnelle contre eux-mêmes/elles-mêmes, comme si toute forme de révolte adressée à une société les excluant s’était avérée impossible.

En cherchant, à leurs côtés, la signifiance de leurs passages à l’acte contre eux-mêmes, il s’agissait pour eux, d’une certaine façon, d’échapper à la sphère familiale et relationnelle dans un mouvement plus classique de tentative encore peu symbolisée de différenciation/individuation propre à l’adolescence ; mais également de mettre en scène leur vécu de désespoir quant à l’impossibilité de se projeter dans une vie digne, dans un avenir décent.

« À quoi bon donc sortir de son lit, à quoi bon construire des liens, à quoi bon garder un pied dans l’école, et même à quoi bon vivre si notre avenir est confiné à une condition sociale indigne », semblent-ils dire. La seule façon d’exister est alors de disparaître pour signifier son existence et son insignifiance aux yeux du monde.

Par ce mouvement de négativité extrême, ils et elles ont paradoxalement permis une reliaison avec des acteurs et actrices du soin obligeant à une mobilisation parentale, ainsi que des réseaux professionnels et parfois naturels quand ils existent. Cette matrice sociale mobilisée, ainsi que le lien thérapeutique incarné ici dans sa facette de reconnaissance de la valeur existentielle inconditionnelle de chaque être, noyau primaire d’un lien vitalisant, a fonctionné comme ré-accrochage, comme reliaison à un monde commun partagé, basal.

C’est en prenant le risque de l’anéantissement de soi, de la disparition, que leur existence confinée a trouvé une adresse au monde, rouvrant la possibilité d’une place à soi.

 

Conclusions

Si pour certains, le confinement a été l’occasion d’une pause salutaire ou d’élans solidaires, pour d’autres au contraire, il a été une épreuve existentielle. Et pour certain·es adolescent·es précarisé·es, cette épreuve existentielle s’est vécue au péril d’eux-mêmes et elles-mêmes, leur être étant leur seul capital.

De notre place de psychologue clinicien.ne en service de santé mentale, sans mesurer dans toute sa complexité les effets du confinement et de la crise actuelle, il paraît évident qu’ils ont  exacerbé des inégalités existantes, émoussant plus que jamais la possibilité d’appuis sociaux pour des adolescent·es en recherche de ceux-ci de façon vitale.

Cela invite les mondes adultes à intégrer dans leurs discours une parole destinée aux adolescent·es, à toutes et tous les adolescent·es, ainsi qu’à les écouter « au plus près » de leur vécu, et peut-être alors à entendre les conduites négatives comme une tentative d’exister, de se frayer un chemin vers un monde commun partagé, un chemin digne.

Il apparaît également indispensable de rendre accessibles, localement, des espaces ouverts, liants, inclusifs et souples à des adolescent·es aux marges de la société ou se vivant comme tel·les.

Enfin, pour nous, clinicien·nes, c’est une piqûre de rappel, si nous en avions encore besoin, pour ne jamais abraser les dimensions sociales des symptômes et notre rôle de passation d’être, avec une qualité de présence, dans la continuité, fût-elle bricolée, masquée, en marche, téléphonique, écrite, 2.0, etc., inédite comme les conditions sanitaires nous l’ont imposé.

 

 

1L’environnement suffisamment bon est une allusion aux théories du pédiatre et psychanalyste Donald D. Winnicott faisant référence à la qualité des personnes de référence entourant le nourrisson, l’enfant et l’adolescent. Cet environnement est suffisamment bon si la qualité de l’attachement permet des liens ni trop, ni pas assez présents, afin que l’enfant puisse développer un sentiment de continuité d’existence et une sécurité de base suffisants pour sentir des appartenances stables et des capacités personnelles.